Jacques, Simone, le referendum et les "menteurs"

Et si les vieilles charrues me montraient enfin le sillon ? (13)
mardi 3 mai 2005.
 

Aie aie aie. Là c’est du lourd. Là, ce n’est plus ce pantin de Chirac, qui n’a jamais cru à rien, et n’a dans le ventre qu’un appareil à digérer le pouvoir. Là, ce n’est plus le crâne d’oeuf de Giscard, avec sa belle machine à belle synthèses brillantes et manifestement invendables (on le voit bien aujourd’hui). Là, ce n’est plus une classe politico-médiatique qui a des places à conquérir ou à conserver. Là ce ne sont plus des Ockrent, des Bartolone, des Fabius, des Paoli, des Hollande, des Pasqua, des Dupont-Aignan, des Besancenot.

Là, c’est du lourd. Là, c’est Jacques et Simone. Jacques Delors et Simone Veil, ancien président de la Commission et ancienne présidente du Parlement, entrent en scène pour nous convaincre de voter oui. Deux Voix. Deux Consciences. Jacques et Simone. Deux voix qui me parlent. Une stereo qui m’assourdit. Je n’y peux rien. Je suis athée, athée jusqu’au trognon, ce n’est pas la question, mais la stereo judéo-chrétienne m’assourdit. C’est ainsi. Elle m’assourdit comme une symphonie millénaire d’outre-tombe. Elle m’assourdit comme la voix de l’Histoire. L’Histoire que l’on m’a racontée. La mienne. L’Histoire qui m’a bercé. Une histoire de charité et de persécutions, dont je suis le très lointain descendant, et l’héritier. Je vous raconterai un jour. Il y faudra du temps.

Et cette entrée en scène survient le jour où les bulletins de vote sont arrivés à la maison. Oui, ils sont arrivés, avec l’exemplaire bleu du traité. Le bulletin oui, le bulletin non. Je les prends en main, tous les deux. Oui. Non. Tout d’un coup, ça devient réel. L’heure tourne. C’est demain. Faudrait voir à te bousculer, coco.

Et le même jour, donc, entrée en scène des deux Vieilles charrues. Delors. La voix du oui de gauche, la voix qu’on attendait. "Ils vous mentent" nous crie Delors en couverture du Nouvel Obs, en parlant des noniens. Ah. Sur quoi nous mentent-ils donc ? D’abord, sur les services publics. Vous vous souvenez ? C’était ma question.

Delors, lui, détient une réponse claire, enfin, sur les postes des villages et sur les lignes secondaires de la SNCF. Je ne voudrais pas dire, les blogueurs, mais en quelques lignes, Delors m’apporte la réponse que je demandais. Oui, La Poste pourra continuer à maintenir des bureaux dans les villages, et l’Etat à la subventionner pour ça. "Si la subvention est transparente et justifiée, rien ne l’interdit". Après, elle pourra aussi continuer à les fermer comme aujourd’hui, les bureaux, mais celà n’aura rien à voir avec la constitution. Donc, la constitution n’est pas géniale, mais elle ne ferme aucune porte.

Et Delors, je le crois. Ce vieux misanthrope maugréant, il n’a rien à me vendre. A la différence de Jospin, il n’est pas taraudé par le prurit inconscient de l’éternel retour. Quand il parle, c’est lui qui parle, et pas un autre en lui. Donc je le crois. Voilà. Fin de mes angoisses sur les services publics à la française.

Ensuite, arrive Simone. C’est le Premier Mai, le début de son congé sabbatique : Simone entre dans la bataille.

Elle s’est mise en congé du Conseil Constitutionnel.

On le lui reproche. Certes, ç’aurait été mieux si elle en avait démissionné, du Conseil constitutionnel. Ca aurait eu davantage de panache. Mais qui je suis, moi, pour exiger du panache de Simone Veil ? Et qu’elle aille ainsi au devant des critiques et des ennuis en ne démissionnant pas du Conseil, il est possible que ça fragilise le Conseil constitutionnel, mais ça crédibilise plutôt ce qu’elle vient nous dire. Donc on l’écoute. Avec ses colères. Avec ses bafouillements. On l’écoute parce qu’on l’écoute. Ceux qui sont revenus de là-bas, on écoute chacun de leurs mots comme autant de trésors. C’est la seule raison ? Oui. Tu la fermes, et tu écoutes. Après, tu pourras penser ce que tu veux. Tu auras le droit de ne pas être d’accord. Ce n’est pas parce que c’est Simone, que tu dois la considérer comme le gourou d’une secte. Mais au moins quand elle parle, tu la fermes. Tu la fermes, parce qu’elle porte l’histoire en elle.

Mais c’est là que les choses se gâtent.

Que vient-elle nous dire ? Elle aussi, comme Jacques, nous crie : "ils vous mentent". Ce ne sont pas les mêmes mensonges. Par exemple, au micro d’Elkabbach, elle engueule ceux qui répandent des mensonges sur l’avortement. Mais c’est de la blague, cette accusation de remise en question du droit à l’avortement, que colportent les ouistes sur les noniens, pour bien convaincre de leur vilénie. Ce serait évidemment un mensonge si les noniens disaient vraiment celà, comme les en accusent les ouistes. Mais aucun nonien ne dit celà. Toute l’affaire repose uniquement sur un borborygme de Mélenchon chez Ruquier, que nous avons rediffusé dans Arrêt sur images de cette semaine. Il faut bien écouter et réécouter, c’est subtil. En fait, Christine Bravo demande à Mélenchon : "Et le droit des femmes ?" Un temps de silence. Et dans le brouhaha, elle poursuit : "et le droit à l’avortement ?". Et Mélenchon : "il n’y est pas. Mais le droit à la vie y est". Rires. On ne sait pas à quelle question répond Melenchon. S’il veut dire "le droit des femmes n’y est pas", ou "le droit à l’avortement n’y est pas". En tout cas, il n’a pas dit que le TCE remettait en cause le droit à l’avortement. Il a simplement, pour faire un mot, dit qu’il n’y était pas.

Bon. Mélenchon n’aurait pas dû aller chez Ruquier. Aucun homme politique ne devrait aller chez Ruquier. Mais tout de même, ce borborygme noyé dans les rires de chez Ruquier ne justifiait pas à lui seul l’entrée en campagne de Simone Veil.

Evidemment, Simone ne dit pas que celà. Evidemment, comme toujours, elle parle de là-bas. De l’Expérience. Qui parle ? lui demande d’emblée Elkabbach. Et elle : "c’est la jeune fille de la sortie des camps."

Nous y sommes. Le message est clair. Voter non, c’est prendre le risque du retour des camps.

Elle argumente. L’Europe est victime de son succès, dit-elle. C’est l’Europe qui a empêché pendant soixante ans le retour de la barbarie. Dire Non à la Constitution, c’est dire Non à l’Europe. Et c’est prendre le risque, même lointain, même aléatoire, d’un retour des camps.

Voilà. Simone a pris son congé sabbatique et maintenant, si je veux voter non, il va falloir que je vote contre Simone. Je peux le faire. J’ai le droit. Il n’y a pas d’obligation légale d’écouter les vieilles charrues. Simplement, il va falloir que je trouve les mots pour le lui dire. Moi, petit journaliste, 47 ans, qui ai toujours vécu dans le confort douillet de la paix continentale. Moi qui n’ai jamais dû faire la queue pour un quart de beurre. Moi qui n’ai jamais dû me cacher dans le double fond des armoires quand on cognait à la porte à six heures du matin. Moi qui n’ai jamais dû abandonner la maison pour le froid des nuits du maquis. Moi. Eh bien moi, j’ai raison contre vous, Simone Veil. Je sais mieux que vous. Asseyez-vous, Simone, et je vais vous expliquer pourquoi.

Je m’entraine. Je veux bien essayer de m’entrainer.

Je veux même bien essayer de répéter avec la bande de Judith, dans l’Est parisien (mais sans les bruitages qui attirent les lascars ce ne sera pas nécessaire). Alors voilà, tu te poses là, au centre de la scène. Simone est là, sur sa chaise. Pose ta voix. Je vais vous expliquer, Simone. Ca n’a rien à voir. Rien à voir. Les camps ne reviendront pas, Simone, vous pouvez dormir tranquille. Non, reprends. Plus calme, la voix. Plus assuré. Mais pourquoi tu trembles ? Arrête donc de trembler. Je vais vous expliquer, Simone. Les. Camps. Ne.

Bon. il faut me rendre à l’évidence : je ne le sens pas, ce texte que je dois dire à Simone. Je n’y crois pas. Eh bien oui. En fait, je crois parfaitement que les camps, ou autre chose, pourraient revenir. Aujourd’hui. Ou demain. Ici, en Europe. N’importe où.

Et sur la deuxième étape de la démonstration, est-ce que j’y crois davantage ? Allez, dis-le aussi à Simone. Je vote non, Simone, mais ce n’est pas pour casser l’Europe. Je veux une autre Europe. Meilleure, plus juste. Je. Ne. Veux. Pas. Casser. L’Europe. Mais je vote non.

Non plus. Ca ne passe pas non plus. Ces deux textes, que je pourrais dire avec ma tête, le corps refuse de les prononcer. Et je n’ai rien à répondre à Simone Veil.

Bizarre. Pourquoi donc ?

Parce que je n’arrive pas à dire que l’on puisse être favorable à la construction européenne et voter non. Le scénario d’après-non, qui permette d’aller vers une meilleure Europe, rien à faire, je ne le vois pas. Je ne vois ni comment la renégociation pourrait se faire, ni avec qui, ni sur quelles bases, ni qui pourrait la mener en France. Le vote non, c’est un vote qui (au mieux) va ralentir la dynamique européenne. Ne disons pas "souverainiste". Evitons les gros mots. Disons seulement qu’il va casser la dynamique. Et une dynamique, quand on la casse...

Et dans cette impossibilité de trouver les mots pour répondre à Simone, quelque chose m’apparait. Si je n’arrive pas à dire que l’on peut vouloir l’Europe et voter non, si je ne "sens" pas ce texte, c’est donc que je pense que vouloir l’Europe impose de voter oui.

Et tout d’un coup, il me semble que celà éclaire les données de l’impossible choix dans lequel je me débats depuis près de deux mois. Parce que ce choix, comme tous les choix, se ramène à un arbitrage entre des priorités. Voter oui, c’est faire passer la construction européenne avant tout le reste. Avant la répulsion que peut inspirer un texte imparfait, partial, hypocrite, technocratique, timoré, compliqué, tordu, pas lyrique, tympannisé jusqu’à l’envi par les medias. Avant la peur de l’horreur économique. Parce qu’on a décidé que la poursuite de la construction européenne devait passer avant tout le reste.

Voter non, c’est décider de faire passer autre chose avant. Autre chose, mais quoi ? Ca dépend des noniens. Son envie de crier. Son refus de ce système économique inhumain. Son envie de dire merde à Chirac et Raffarin. Et Hollande. Et Sarkozy. Et tous les autres. Son perfectionnisme constitutionnel. Ses convictions économiques. C’est dire par exemple : "la possibilité théorique de décider un jour de changer de système, de sortir du système libéral, d’aller vers un système d’économie dirigée, qui ne soit pas basé sur la concurrence libre et non faussée, passe à mes yeux avant la construction européenne".

Je n’ai pas encore définitivement décidé ce que je voterai. Mais au moins, maintenant, les éléments du choix sont clairs à mes yeux. Je voudrais que les ouistes cessent de me vendre ce texte, ses magnifiques avancées, son élaboration hautement démocratique, etc. Voter oui, c’est voter pour la construction européenne malgré ce texte foutraque, qui ne ressemble à rien, et le vacarme de tous ceux qui le défendent si mal. De l’autre côté, je voudrais que les noniens arrêtent de me chanter la chanson de "l’autre Europe". Je voudrais demander gentiment à Fabius de remballer ses trouvailles de communiquants, son "Europe plus juste, plus solidaire". Voter non, c’est moins d’Europe. Ce n’est pas une autre Europe. Ce n’est pas "mieux d’Europe". C’est moins d’Europe.

Voilà. Ce sera un choix de priorité. Pas de quoi être fier, de céder ainsi à la voix des Vieux, après avoir étudié en vain le texte, alinea par alinea. Mais attendez. Je ne demande pas à être fier, moi. Je m’en fous, d’être fier en allant mettre dans l’urne le bulletin oui ou non. Je demande simplement à décider en connaissance de cause. Et s’il faut remercier les vieilles charrues, de m’avoir éclairé, fût-ce malgré elles, eh bien merci les vieilles charrues.


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