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Réponse au texte d'Étienne Chouard sur le Traité établissant une Constitution pour l’Europe, par Bastien François, Professeur de science politique et de droit constitutionnel

à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne), auteur de Pour comprendre la Constitution européenne (Odile Jacob)

[Commentaires par Jacques Berthelot, berthelot@ensat.fr)]

 

Le débat engagé sur le Traité établissant une Constitution pour l’Europe (TCE) est légitime : il est nécessaire d’échanger arguments et contre-arguments pour le « oui » ou pour le « non », et cela peut-être plus encore pour les citoyens de gauche (dont je suis, sans être membre d’aucun parti) dans la mesure où le TCE est accusé de bafouer les valeurs de la gauche en faisant le lit de l’ultra-libéralisme.

A ce titre, tout le monde a le droit de s’exprimer, y compris bien entendu M. Chouard, professeur au lycée Marcel Pagnol de Marseille, et de faire valoir ses arguments. Le texte de M. Chouard a circulé partout en France dans les boîtes aux lettres électronique de nos concitoyens. Malheureusement, alors que M. Chouard commence son texte en revendiquant son identité de professeur de droit (qui s’est avérée usurpée…), son argumentation véhicule de nombreuses erreurs juridiques et de grossières incompréhensions du fonctionnement de l’Union européenne. Son texte contribue donc à fausser le débat démocratique sur la Constitution européenne.

J’ai donc pensé qu’il était essentiel d’en informer tous les citoyens, qu’ils soient partisans du « oui » ou du « non », pour qu’ils ne soient pas trompés par des arguments mensongers.

Afin de mieux être compris, je présente ici d’abord un résumé des erreurs ou des approximations d’Etienne Chouard, puis une analyse plus approfondie sur les 5 points qui sont au coeur de sa démonstration. Merci de prendre le temps de me lire, et de faire circuler ce texte le plus largement possible, pour rétablir les bases d’un débat... non faussé.

 

RÉSUMÉ

1. « Longueur du texte » : Le traité tient en 28 pages format journal. Avec les annexes et les protocoles, c’est plus long, mais c’est parce que le texte fait la synthèse des 50 ans de construction européenne. Si l’on ne prend que ce qu’il y a de nouveau dans le TCE par rapport aux traités existants (qui sont compilés dans la partie 3), il n’y a que quelques pages à lire (les parties 1, 2 et 4 représentent moins d’1/5 du volume).

[Le texte officiel diffusé à tous les électeurs fait 191 pages, et 87 sans les protocoles et annexes, avec une police à petits caractères. Il est difficile de contester sa longueur excessive pour une Constitution].

 

2. « Références libérales » : VRAI, mais le texte codifie dans le même temps de très nombreuses contraintes sociales et environnementales qui s’imposent dorénavant au niveau européen, contraintes qui n’étaient pas présentes dans les précédents traités (notamment les articles I-3, II-80 à II-97, III-116 à III-122, III-203 à III-224, III-233 et III-234).

3. « Révision nécessitant l’unanimité » : VRAI, MAIS c'est la situation de tous les traités européens existants. Même s'ils ne s'appellent pas « Constitution », ils partagent avec le projet en cours le fait de n'être révisables que par ratification unanime et le fait d'être juridiquement supérieurs à la loi nationale. Cependant, le TCE sera plus facile à réviser que les traités de Nice et Maastricht, et en particulier pour la partie III grâce à une procédure de révision simplifiée et des clauses passerelles (art. IV-444 et IV-445).

Surtout, le Parlement européen aura le droit d’initiative pour demander une révision.

4. « Caractère temporaire du Traité de Nice » : FAUX. Son article 11 stipule qu'il est établi pour une durée indéterminée.

(Ce sont aussi les mêmes dispositions qu’on retrouve dans l’article IV-446 du TCE et dans les traités précédents : l’article 51 du traité sur l’Union Européenne et l’article 312 du traité instituant la Communauté européenne.)

5. « Entrée de la Turquie facilitée et décidée par l’Union »: FAUX. Les compétences de l'Union sont très précisément définies (I-11 à I-18) : l'entrée de tout nouveau membre est soumise à ratification de chaque État membre, selon ses règles constitutionnelles propres (I-58-2). La France a révisé sa constitution pour que toute nouvelle adhésion ne puisse être validée que par référendum, ce qui nous garantit un vote avant cette adhésion.

6. « Tous les pouvoirs appartiennent au Conseil des ministres et à la Commission » : FAUX. La Commission n’a qu’un pouvoir de proposition.

[FAUX: l'article I-35 précise que "Le Conseil et la Commission, notamment dans les cas prévus aux articles I-36 et I-37, ainsi que la Banque centrale européenne dans les cas spécifiques prévus par la Constitution, adoptent des règlements ou décisions européens". L'article III-165.3 ajoute : "La Commission peut adopter des règlements européens concernant les catégories d'accords à l'égard desquelles le Conseil a adopté un règlement européen conformément à l'article III-163, second alinéa, point b)."]

 

Elle doit exécuter les décisions prises par le Conseil des ministres et le Parlement. Dans l’Union européenne, union des citoyens et des Etats, le pouvoir législatif a deux branches. Les citoyens sont représentés au Parlement, c’est l’une des branches du pouvoir législatif. Le Conseil des ministres représente, lui, les Etats membres de l’Union, c’est l’autre branche du pouvoir législatif. Les pouvoirs du Parlement européen ont été considérablement augmentés par le TCE, qui sera dorénavant sur un pied d’égalité avec le Conseil des ministres (procédure législative ordinaire III-396).

[FAUX! Précisément en dehors de  la procédure législative ordinaire le PE n'a pas voix au chapitre et le Conseil légifère seul dans 21 domaines.

Ainsi, selon l'article I-40, "6. En matière de politique étrangère et de sécurité commune, le Conseil européen et le Conseil adoptent des décisions européennes à l'unanimité… Les lois et lois-cadres européennes sont exclues… 8. Le Parlement européen est consulté régulièrement sur les principaux aspects et les choix fondamentaux de la politique étrangère et de sécurité commune. Il est tenu informé de son évolution".

L'article III-157.3 précise que "seule une loi ou loi-cadre européenne du Conseil peut établir des mesures qui constituent un recul dans le droit de l'Union en ce qui concerne la libéralisation des mouvements de capitaux à destination ou en provenance de pays tiers. Le Conseil statue à l'unanimité, après consultation du Parlement européen".

Selon l'article III-171, en matière fiscale, "Une loi ou loi-cadre européenne du Conseil établit les mesures concernant l'harmonisation des législations relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires, aux droits d'accises et autres impôts indirects… Le Conseil statue à l'unanimité, après consultation du Parlement européen et du Comité économique et social".

L'article III-210 sur la politique sociale précise que pour "c) la sécurité sociale et la protection sociale des travailleurs, d) la protection des travailleurs en cas de résiliation du contrat de travail… f) la représentation et la défense collective des intérêts des travailleurs et des employeurs… g) les conditions d'emploi des ressortissants des pays tiers se trouvant en séjour régulier sur le territoire de l'Union… la loi ou loi-cadre européenne est adoptée par le Conseil statuant à l'unanimité, après consultation du Parlement européen, du Comité des régions et du Comité économique et social".

De même, si l'article III-231.2 stipule que "La loi ou loi-cadre européenne établit l'organisation commune des marchés agricoles prévue à l'article III-228, paragraphe 1, ainsi que les autres dispositions nécessaires à la poursuite des objectifs de la politique commune de l'agriculture et de la pêche", le paragraphe suivant ajoute que "Le Conseil, sur proposition de la Commission, adopte les règlements ou décisions européens relatifs à la fixation des prix, des prélèvements, des aides et des limitations quantitatives", donc pour l'essentiel de l'allocation du budget agricole qui représente 43% du budget total de l'UE.

Ajoutons l'article III-382.2 sur la Banque centrale européenne dont "Le président, le vice-président et les autres membres du directoire sont nommés par le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée, sur recommandation du Conseil et après consultation du Parlement européen et du conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne".

On s'arrêtera là pour souligner que dans tous ces domaines essentiels, le PE n'est que consulté et est donc très très loin d'être sur un pied d'égalité avec le Conseil!]

 

7. « Les Commissaires européens ne sont pas responsables devant le Parlement » : FAUX, les membres de la Commission (le « gouvernement européen ») sont proposés par le Conseil des ministres et investis par le Parlement européen (comme le président de la Commission, proposé lui par le Conseil européen) ; ils sont responsables à tout moment devant le Parlement qui peut voter une motion de censure contre la Commission.

8. « Le conseil des ministres n’est pas responsable devant le Parlement » : VRAI, mais NORMAL. Le Conseil des ministres n'est pas responsable devant le Parlement, car c'est la 2ème chambre législative. Imagine-t-on, en France, le Sénat responsable devant l’Assemblée nationale ? En revanche, chaque gouvernement national est responsable devant son Parlement national et donc devant ses propres électeurs. De plus, les délibérations et votes du Conseil des ministres seront publics (I-24-6), c’est une innovation majeure du TCE allant dans le sens de la transparence, du contrôle démocratique et de la responsabilité politique des gouvernements nationaux au sein du Conseil des ministres européens.

[FAUX puisque "Le Conseil siège en public lorsqu'il délibère et vote sur un projet d'acte législatif. À cet effet, chaque session du Conseil est divisée en deux parties, consacrées respectivement aux délibérations sur les actes législatifs de l'Union et aux activités non législatives".]

 

9. « Le Commissaire chargé du commerce international agit sans contrôle du Parlement » : FAUX (III-315-3), le commerce international fait l’objet d’une loi européenne ; le Conseil des ministres et le Parlement doivent être associés aux négociations.

10. « Pour la première fois, ce serait une caution populaire donnée à un traité européen » : FAUX, le traité de Maastricht a été lui aussi adopté en France par référendum en 1992.

11. « Les droits fondamentaux et les valeurs de l’Union sont de beaux principes généraux sans force contraignante »: FAUX.

 

[Non c'est vrai! Car l'article II-111.1 stipule que "1.   Les dispositions de la présente Charte s'adressent aux institutions, organes et organismes de l'Union dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu'aux États membres uniquement lorsqu'ils mettent en œuvre le droit de l'Union". Ce qui implique que dans tous les domaines où l'UE n'est pas compétente, en particulier celui des droits sociaux, tous les articles de la Charte ne sont que des proclamations d'intention sans portée pratique.

L'article III-210 précise clairement que, en matière de politique sociale "la loi ou loi-cadre européenne peut établir des mesures… à l'exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres… elle évite d'imposer des contraintes administratives, financières et juridiques telles qu'elles contrarieraient la création et le développement de petites et moyennes entreprises… Les lois et lois-cadres européennes… ne portent pas atteinte à la faculté reconnue aux États membres de définir les principes fondamentaux de leur système de sécurité sociale et ne doivent pas en affecter sensiblement l'équilibre financier… Le présent article ne s'applique ni aux rémunérations, ni au droit d'association, ni au droit de grève, ni au droit de lock-out".  

L'article I-9.2 précise que "L'Union adhère à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales. Cette adhésion ne modifie pas les compétences de l'Union telles qu'elles sont définies dans la Constitution". Et la déclaration en annexe précise que "La Conférence convient que l'adhésion de l'Union à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales devrait s'effectuer selon des modalités permettant de préserver les spécificités de l'ordre juridique de l'Union". De même l'article II-111.2 précise que : "La présente Charte…ne modifie pas les compétences et tâches définies dans les autres parties de la Constitution"…

 

C'est-à-dire que tous les "droits" de la Charte et autres "valeurs" et "objectifs" généraux et généreux proclamés aux articles I-2 et I-3 sont limités par la primauté du principe d'une économie sociale de marché hautement compétitive où la concurrence et libre et non faussée, déclinée dans toutes les politiques dans leurs moindres détails dans la partie III afin d'assurer la libre circulation des marchandises, services, capitaux, et des personnes mais pour celles-ci uniquement au sein de l'Union (et encore avec de fortes restrictions puisque la politique sociale reste de compétence nationale) mais pas avec le reste du monde.] 

 

La conformité des actes de l'Union avec TOUS les articles de la Constitution est vérifiée par la Cour de Justice européenne (III-364), qui peut les annuler en cas de non-conformité (III-365).

[FAUX car : 1) il est matériellement impossible que la CJE vérifie tous les actes de toutes les institutions de l'UE sans en être saisie par un recours; 2) les articles III-364, 371, 373, 376 et 377 posent des limites à la compétence de la CJE.]

Toute personne peut saisir la Cour pour faire respecter ses droits (sur ce point, le TCE va plus loin que notre Constitution française qui ne permet pas de saisine directe du Conseil constitutionnel).

[C'est déjà vrai avec le traité de Nice (TN), article 232 : "Toute personne physique ou morale peut saisir la Cour de justice dans les conditions fixées aux alinéas précédents".]

 

12. « Il aurait fallu élire une Assemblée constituante pour écrire le texte ». Toutes les constitutions, même les plus démocratiques, ne sont pas rédigées de cette façon. Le plus important ici c’est que la Constitution européenne a été rédigée par une « Convention européenne », comptant 72 élus (sur 105 membres), élus au suffrage universel direct, et représentative des principaux courants d’opinion en Europe (voir détail de composition dans la partie 4 ci-dessous). La Convention a travaillé sur le texte dans la transparence et en public, en consultation avec les représentants syndicaux et associatifs, dans un dialogue constant et nourri avec la société civile européenne.

[Bastien François se proclame professeur de droit constitutionnel tout en contestant à Étienne Chouard le droit de se dire professeur de droit parce qu'il ne l'enseigne que dans un lycée ! Il devrait être plus modeste. Citons par exemple son collègue de Montpellier Paul Alliès : "En Europe il n'y a jamais eu de processus d'adoption constitutionnelle par un demos européen. C'est pourquoi la Constitution européenne ne répond même pas aux critères classiques du constitutionnalisme : il y a bien une hiérarchie des normes mais cette hiérarchie ne repose ni sur une hiérarchie des autorités normatives, ni sur une hiérarchie du pouvoir politique… Le poids des gouvernements a eu pour résultat qu'il n'y ait pas, dans la Convention, de véritable débat constitutionnel… C'est un Praesidium formé de "trois personnes indépendantes" nommées au Sommet de Laeken… qui a fait les choix décisifs, et fait passer des compromis sans vote et d'évidence minoritaires dans la Convention, si bien que beaucoup de ses membres se plaignent encore aujourd'hui d'avoir été mis devant le fait accompli : ils n'ont jamais eu l'occasion de voter une seule fois… Quelles que soient les innovations technologiques et internautiques, il est donc impossible de considérer que la procédure de la Convention de Bruxelles a pu tenir lieu d'un vrai débat d'opinion public et contradictoire… Le résultat sur ce plan reste très éloigné des traditions des assemblées constituantes de référence… La coutume forgée au cours de leur histoire par les pays démocratiques en matière d'adoption de Constitutions apparaît donc bien oubliée" (Une Constitution contre la démocratie? Portrait d'une Europe dépolitisée, Climats, 2005).

Et pour Jacques Généreux, professeur d'économie à Sciences Po, "les conventionnels et leur président, trouvant là une occasion de passer à la postérité… ont d'emblée outrepassé la feuille de route de Laeken et, au lieu d'une simple réforme des textes "qui n'en modifient pas le sens", ils ont décidé qu'ils concevraient une Constitution, la Constitution de l'Europe, au nom des peuples qui ne leur avaient pourtant confié aucun mandat" (Manuel critique du parfait Européen. Les bonnes raisons de dire "non" à la Constitution, Seuil, 2005).

Enfin la Convention s'est surtout centrée sur les parties I et IV et très peu sur la partie III concernant les politiques internes, pourtant la plus importante et qui donc est restée très semblable au traité de Nice.]

 

Rappel de la nature juridique de l’Union européenne

L’union Européenne est un ensemble politique unique, une union d’Etats et de citoyens. Elle se constitue donc sous la forme d'un traité (accord international entre des Etats souverains) et d'une constitution (acte de souveraineté des citoyens). Jamais dans l’histoire des démocraties, jusqu’alors entièrement centrée dans le monde occidental autour du modèle de l’Etat-nation, n’a été créé de toutes pièces un véritable système politique démocratique supranational.

["véritable" et "démocratique" sont de trop.]

D’où la nécessité de repenser de fond en comble les catégories avec lesquelles nous appréhendons de façon générale les systèmes politiques, et en particulier l’opposition traditionnelle entre le national et l’international.

Car penser une Europe politique démocratique aujourd’hui c’est nécessairement rompre avec ce type d’opposition entre le national et l’international, c’est inventer quelque chose de nouveau qui tienne compte de l’existant (il y a des Etats européens souverains, des cultures politiques nationales, des intérêts nationaux), qui s’inscrive dans une continuité (les traités qui ont scandé la construction européenne) mais qui permette dans le même temps de s’en dégager pour bâtir un nouveau mode de démocratie. Autrement dit, nous devons apprendre à penser le national en même temps que l’international, sans les dissocier. C’est ce qu’essaie de faire ce « traité établissant une Constitution pour l’Europe ». Il s’agit bien d’établir une constitution inter-nationale, européenne.

[Le problème de la construction européenne est précisément qu'elle s'est faite avec un recul constant de la démocratie puisque le pourcentage de la législation (au sens large) s'appliquant aux personnes physiques et morales de l'UE émanant de ses institutions n'a cessé de progresser jusqu'à atteindre désormais 80% du flux annuel d'actes législatifs et réglementaires qui leur sont applicables, alors que le fonctionnement des institutions communautaires est bien moins démocratique que celui des institutions nationales. Il n'y a pas lieu de s'étonner de l'absentéisme grandissant aux élections européennes et du poids du Non aujourd'hui.  Rien n'a été fait par les Etats membres et les institutions communautaires pour accroître le sentiment d'une communauté de peuples européens. Les gouvernements et partis politiques de tous bords (à de rares exceptions très minoritaires comme les Verts) ont "vendu" l'Europe et les élections au Parlement européen à leurs citoyens à la fois comme la "vache à lait" (des sous à prendre) et le "bouc émissaire" (c'est la faute à Bruxelles ou à l'OMC si les choses vont mal). Par exemple on a reproché à la France d'avoir arrêté la construction européenne en refusant de ratifier la CED en 1954 mais Maurice Duverger a répondu pertinemment dans un éditorial du Monde de 1955 : "L'erreur n'est pas de concevoir une armée commune à tous les peuples de l'Europe, Allemagne comprise; car une fédération doit posséder évidemment une armée fédérale. L'erreur est de créer l'armée avant d'avoir créé la fédération, au risque de fausser complètement le sens de celle-ci".

 

On a répété la même erreur en passant à la monnaie unique sans la maîtriser – car confiée à une BCE totalement indépendante de l'UE et des Etats membres et seulement à l'écoute des marchés financiers – et sans coordination des politiques monétaire et budgétaire en l'absence d'un renforcement préalable de l'intégration politique et de la solidarité budgétaire, tout en autorisant une dualité de situation des Etats membres participant ou non à l'euro.

 

Le résultat est probant : si le taux de croissance réel du PIB de 1999 à 2003 a été en moyenne de 2,4% au Royaume-Uni et de 2,2% en Suède contre 1,6% pour les 12 pays de l'eurozone, c'est aussi parce qu'ils n'ont pas subi l'appréciation de l'euro par rapport au dollar du fait de la politique irresponsable de la BCE.

 

Et le PIB par tête en pouvoir d'achat était supérieur en 2003 dans les 3 Etats membres restés en dehors de l'eurozone : sur la base 100 pour l'UE-25, il était à 123 au Danemark, 119 au Royaume-Uni et 115% en Suède, contre 107 dans l'eurozone (dont 108 en Allemagne et 113 en France).]     

 

ANALYSE APPROFONDIE DES 5 PRINCIPAUX ARGUMENTS AVANCÉS PAR ÉTIENNE CHOUARD

Selon M. Chouard, 5 principes fondamentaux du droit constitutionnel seraient bafoués par ce traité établissant une Constitution pour l’Europe. Examinons ses affirmations :

 

1. « Cette Constitution est un texte illisible »

Ce texte serait trop long. Il est certes long. Mais ce qui fait l’essentiel de cette Constitution et son originalité, ce sont les deux premières parties, de quelques pages seulement, qui définissent clairement les objectifs et les valeurs de l’Union, les nouveaux mécanismes institutionnels, et la Charte des droits fondamentaux. Ce sont ces deux premières parties que les citoyens devraient lire en priorité, car le reste n’est qu’une compilation réaménagée et clarifiée des traités actuels qui resteraient de toute façon en vigueur si la Constitution n’était pas adoptée.

[Sans répéter les commentaires ci-dessus, c'est l'inverse qu'il faut faire : lire attentivement la partie III qui est celle des politiques objectivement appliquées, ce qui permettra aux citoyens – qui ont tous reçu les moyens de vérifier leur contenu ce qui n'avait pas été le cas semble-t-il (à vérifier) pour le référendum de Maastricht et a fortiori pour les traités d'Amsterdam et de Nice non soumis à référendum – de réaliser que les parties I et II ne sont le plus souvent, pour la partie "valeurs" (dont  la Charte) et "objectifs", que de la poudre aux yeux non vérifiée dans la pratique.] 

 

Ceci étant dit, pourquoi ce texte est-il si long ? Il est long pour une raison que tout le monde peut comprendre : un traité établissant une Constitution entre 25 Etats réunissant 450 millions d’habitants aux histoires et traditions nationales si différentes ne peut pas être court.

[Si, à partir du moment où il prétend être une Constitution, celle-ci doit être courte, lisible par tous les citoyens et se cantonner à définir les grands principes et valeurs et l'organisation des pouvoirs.

 

Inclure dans la Constitution tous les détails des politiques inclus dans les précédents traités verrouille la démocratie, interdisant tout changement substantiel de leur orientation politique.] 

 

Puisque les États européens abandonnent des portions de leur souveraineté au profit de l’Union européenne, il faut bien que ces abandons soient explicitement définis.

[Sans doute mais le passage d'un simple traité à une Constitution devait impliquer un saut qualitatif dans le contenu des abandons de souveraineté, les Etats membres se mettant d'accord sur les objectifs, valeurs et organisation des pouvoirs, les politiques concrètes de la partie III n'étant pas constitutionnalisées, ce qui du coup donnait une primauté réelle de ces objectifs et valeurs sur ces politiques.

 

On dira que les Etats membres n'étaient pas prêts à ce saut qualitatif. Certes mais alors il ne fallait pas faire de Constitution mais se fixer un programme permettant de faire évoluer le plus vite possible la prise de conscience des citoyens européens de la nécessité de transférer plus de pouvoirs à l'échelon européen, en commençant par un pouvoir législatif réel du PE.

 

Surtout l'existence d'une Constitution est en décalage total avec la pingrerie croissante des moyens financiers dont les Etats membres acceptent de doter l'UE puisque, loin de croître, ils ne cessent de régresser, les principaux contributeurs (dont l'Allemagne, la France et le RU) ne volant pas dépasser 1% du PIB alors que le plafond actuel depuis 1998 a été fixé à 1,28%!]    

 

On voit mal comment des États qui abandonnent une partie de leurs prérogatives ne chercheraient pas à définir précisément l’orientation des politiques européennes, les procédures par lesquelles l’Europe les décide, mais aussi les compétences nationales que l’Union européenne doit respecter. La Constitution européenne permet de clarifier les domaines de compétences entre les Etats membres et l’Union européenne, en respectant le principe de subsidiarité selon lequel les décisions doivent être au plus près des citoyens.

Ajoutons à cela que l’Europe s’est construite jusqu’à présent moins à travers des institutions qu’à travers des politiques publiques. La Constitution européenne intègre l’histoire de la construction européenne, qui s’est faite par petits pas successifs au cours des 50 dernières années. Elle en fait une synthèse juridique, en présentant de façon unique et systématique tout cet acquis sans lequel l’Europe que nous connaissons aujourd’hui ne serait rien.

Avec le souci didactique de hiérarchiser les compétences de l’Union et de mettre au premier plan une préoccupation démocratique et les droits des citoyens (en particulier sociaux), et faire rendre les institutions plus efficaces, ce traité fait avancer l’Europe politique. Une Europe plus fédérale pourra mieux répondre aux aspirations du peuple européen.

[Avec un budget européen qui diminue en pourcentage du PIB? Avec des fonds structurels réduits par habitant, notamment pour les 10 nouveaux Etats membres ? Avec des aides directes à leurs agriculteurs fixées à seulement 25% en 2004 du montant par hectare ou tête de bétail dont bénéficient leurs collègues de l'UE-15, 100% n'étant atteints qu'en 2013? Or, en ce domaine budgétaire les pouvoirs accrus du PE ne seront pas d'un grand secours puisque, selon l'article I-54, "3. Une loi européenne du Conseil fixe les dispositions applicables au système de ressources propres de l'Union… Le Conseil statue à l'unanimité, après consultation du Parlement européen".]  

 

Avec des institutions européennes plus fortes, il sera aussi plus facile de réguler le marché, alors qu’une Europe sans Constitution risque de se résumer à un simple espace de marché intérieur où seules les lois de l’économie et de la concurrence décident.

[Quelle régulation du marché permettant de limiter la primauté de la "concurrence libre et non faussée", d'une "économie sociale de marché hautement compétitive" sont affichés d'entrée comme des objectifs  (article I-3), la partie III en déclinant toutes les applications pratiques dans les politiques monétaire, budgétaire, sociale, du commerce extérieur?]

 

En comparaison avec les traités qui régissent jusqu’à présent l’Union européenne, la Constitution proposée au référendum est certainement le texte le plus lisible jamais produit sur les institutions européennes. Il est beaucoup plus lisible que le traité de Nice, en particulier, qui restera en vigueur si la Constitution n’est pas adoptée.

[Une Constitution  est faite pour le peuple, et normalement par le peuple, et doit donc être lisible par lui et pas seulement par les professeurs de droit constitutionnel, qui n'en n'ont pas déjà tous la même lecture.]

 

2. « Cette constitution grave dans le marbre le libéralisme »

Si 95 des 98 syndicats de la Confédération européenne des Syndicats (les 2 contres étant… deux français, FO et la CGT) se sont prononcés pour le « oui », tout comme la quasi totalité des partis socialistes et des partis Verts d’Europe, c’est bien qu’ils jugeaient de manière très claire que cette constitution mettait l’Europe sur les bons rails pour bâtir l’Europe sociale, et permettrait justement de changer de politique…

[Il y a beaucoup à dire sur la capacité de la CES à se prononcer ouvertement contre ce projet défendu par toutes les institutions communautaires puisque son budget repose essentiellement sur des fonds communautaires]. 

 

Ou alors cela voudrait-il dire que tout ce joli monde est devenu subitement adepte du libéralisme le plus échevelé ? Rappelons quand même que le Royaume-Uni, la Pologne ou l’Espagne du temps d’Aznar ont eu beaucoup de mal à signer cette Constitution… parce qu’ils la jugeaient trop sociale et trop protectionniste ! Ce sont justement les acteurs sociaux et syndicaux, et les élus du Parlement européen qui ont poussé à la rédaction de cette Constitution pour améliorer les traités actuels trop libéraux.

[C'est vite dit puisque non seulement la majorité actuelle du PE est largement à droite mais que, en outre, la majorité des socialistes ou socio-démocrates ont une approche voisine du fonctionnement d'une "économie sociale de marché".

 

Prenons par exemple leur vision des relations commerciales avec les pays en développement (PED). Michel Rocard, Président de la Commission du développement et de la coopération du Parlement européen en 1998 et "père" de l'Accord de Cotonou et des Accords de partenariat économique (APE) en cours de négociation avec les pays ACP, affirmait alors : "Il n’y a de développement que par le commerce. Il n’y a pas de commerce fiable et équilibré sans libre concurrence et toute protection douanière finit toujours par être asphyxiante pour le pays protégé"[1].

 

Et le ministre français chargé de la Coopération, le rocardien Charles Josselin, confirmait en 1999 : "Nous n'avons pas d'autre choix que le libre-échange"[2].

 

Et n'est-ce pas à Pascal Lamy – membre du Parti socialiste français, Commissaire sortant au commerce extérieur de l'UE, prochain Directeur-général de l'OMC, et actuel Président du mouvement "Notre Europe" fondé par Jacques Delors – que le Président du Parti socialiste européen a confié la présidence d'un groupe de travail chargé de développer une vision socialiste des politiques de l'Union européenne pour la période 2005-2009, le rapport ayant été présenté en novembre 2004 à Madrid à tous les responsables de partis socialistes de l'UE, sachant que "Le PSE continuera à s'inspirer de ce rapport et de ses recommandations au cours des mois et années à venir, et notamment dans les débats sur la ratification du projet de Traité Constitutionnel[3]"?

 

Cette Constitution apporte enfin un rééquilibrage et des instruments pour créer une Europe sociale.

Il est un peu facile pour M. Chouard de dépeindre la Constitution européenne comme uniformément libérale sans en citer un seul passage. C’est d’autant plus dommage que lorsqu’on lit les valeurs sur lesquelles se fonde la Constitution européenne, on est loin de cette caricature du libéralisme :

article I-2 « L'Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l'égalité entre les femmes et les hommes. »

article I-3.3 : « L'Union oeuvre pour le développement durable de l'Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d'amélioration de la qualité de l'environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique. Elle combat l'exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales, l'égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l’enfant. »

article I-3. 4 : « Dans ses relations avec le reste du monde, l'Union affirme et promeut ses valeurs et ses intérêts. Elle contribue à la paix, à la sécurité, au développement durable de la planète, à la solidarité et au respect mutuel entre les peuples, au commerce libre et équitable, à l'élimination de la pauvreté et à la protection des droits de l'homme, en particulier ceux de l’enfant, ainsi qu'au strict respect et au développement du droit international, notamment au respect des principes de la charte des Nations unies.

[Arrêtons-nous par exemple à "au commerce libre et équitable, à l'élimination de la pauvreté et à la protection des droits de l'homme", qui viennent après "l'Union affirme et promeut ses valeurs et ses intérêts" : il y a contradiction entre "ses valeurs" et "ses intérêts" d'une part et entre "ses intérêts" et "l'élimination de la pauvreté" d'autre part. Les populations des PED savent ce que veut dire "élimination de la pauvreté" puisque tous les programmes d'ajustement structurel ont été rebaptisés depuis 10 ans "Facilités pour la réduction de la pauvreté et pour la croissance" par le FMI et "Documents de stratégie de réduction de la pauvreté" par la Banque mondiale. Sachant que les pays de l'UE détiennent plus de 40% du capital du FMI et de la BM (contre 17% pour les Etats-Unis) et y exercent donc une influence majeure, afficher que l'UE s'engage à éliminer la pauvreté par le "commerce libre et équitable" ne les réjouira guère. D'autant que la version anglaise de la Constitution ne laisse aucun doute sur le sens de "commerce libre et équitable" – "free and fair trade" – : il est clair que le libre échange (du renard dans le poulailler) est radicalement incompatible avec le commerce équitable.]

 

La constitution européenne revendique il est vrai, explicitement, l’économie de marché : depuis la chute du communisme, y a-t-il un seul Etat européen qui fonctionne sans économie de marché ? Mais si, par libéralisme, on entend en revanche « laisser-faire », concurrence sauvage, dérégulation, la Constitution européenne n’est assurément pas libérale. Au contraire.

[Une Constitution ne devrait être ni libérale ni anti-libérale mais politiquement neutre, ce qu'elle n'est pas puisque les politiques concrètes de la partie III communautarisent (depuis Maastricht certes) la libre circulation des capitaux (article III-156), des marchandises, des services – et notamment la directive Bolkestein (articles III-137, 144 et 148) qui, malgré sa mise provisoire sous le boisseau, est sûre de ressusciter –

et des hommes (dans une moindre mesure au sein de l'UE et pratiquement pas du tout avec le reste du monde), alors que les politiques sociales et fiscales restent nationales, promouvant ainsi le dumping social et fiscal et que la politique des échanges extérieurs préconise le libre-échange progressif.]

 

L’Europe est un espace politique unique où les gouvernants ont les moyens (et même l’obligation constitutionnelle) de contrôler le marché mieux qu’ailleurs dans le monde. La Constitution définit des règles strictes en matière sociale,

[Oui mais dans le sens du moins-disant puisque cela reste une politique nationale, que l'on n'impose pas à chaque Etat d'avoir un salaire minimum ou des prestations sociales minimales, d'ailleurs les mots "chômage" et "retraite" sont absents.]

 

environnementale, et sanitaire ; mais aussi en matière de lutte contre les discriminations, de diversité culturelle, et de cohésion territoriale, etc. La Constitution (articles III-161 à III-169) permet aux Etats d’accorder des aides ou des avantages particuliers, qui « faussent » pourtant la concurrence pour préserver la diversité culturelle et la conservation du patrimoine, lorsque la situation économique des Etats (ou de certaines régions) l’exige, ou encore pour promouvoir la réalisation d’un projet important d’intérêt européen.

La Constitution européenne définit un cadre juridique protecteur des services publics (article III-122), obligeant le législateur européen, mais aussi les gouvernements nationaux, à respecter et à mettre en oeuvre une série de principes (par exemple le rôle des services publics en matière de « cohérence sociale et territoriale », érigée en objectif de l’Union par l’article I-3), garantissant les conditions économiques et financières des missions de service public, reconnaissant le rôle des Etats membres dans la définition de ces services.

[Mais cet argument n'implique pas d'adopter le TCE car la pratique récente tant de la Cour de justice européenne (CJE), notamment depuis l'arrêt Altmark du 24 juillet 2003 (qui ne considère pas les subventions aux services publics urbains ou régionaux de transport comme contraires à la législation de l'UE sur les aides d'Etat), que de la Commission ayant entériné et considérablement élargi les conclusions de cet arrêt dans ses analyses récentes et ses propositions de directive, de décision et de cadre communautaire sur les SIEG. Ainsi la CJE et la Commission n'ont pas eu besoin du TCE et de son article III-122 pour faire évoluer leurs pratiques en ce domaine dans un sens positif pour les services publics.

Par contre l'adoption du TCE confirmant pour des décennies l'orientation néo-libérale de l'UE entraînera une minimisation de l'application de l'article III-122 et un retour rapide de la directive Bolkenstein, devenue une loi (loi-cadre?) avec le TCE.]

 

Sans l’aide de l’Union Européenne, la France n’aura pas, seule, les moyens de réguler le marché, car nous nous pouvons pas renationaliser nos politiques économiques. Or la Constitution nous fournit enfin les outils politiques et institutionnels nécessaires pour mettre en place une vraie régulation européenne et une politique économique de relance de l’emploi.

[Les partisans du oui ne veulent voir dans les opposants au TCE que des souverainistes et xénophobes alors que les partisans du non sont majoritairement à gauche et pro-européen et c'est précisément parce qu'ils sont plus pro-européens et fédéralistes que les partisans du oui qu'ils refusent cette Constitution néo-libérale qui, en exacerbant les inégalités sociales internes et l'appauvrissement de la plupart des pays en développement, ne pourra que conforter les réactions souverainistes et la dissolution progressive, déjà largement amorcée, de l'UE dans le libre-échange mondial.]

 

Au final, tout dépendra de la couleur politique du Parlement européen (et donc de la Commission qui doit en être issue) et du Conseil des ministres : la différence, c’est que s’il y a une majorité de gauche, elle pourra faire une politique de gauche, ce qui est beaucoup plus difficile avec les traités actuels.

[Certes cela est difficile avec le traité de Nice mais cela le sera encore plus avec le TCE qui consolide de façon plus formelle cette orientation néo-libérale.]

 

3. « Cette constitution n’est pas révisable »

Le Traité établissant une Constitution pour l’Europe est établi pour une durée indéterminée, mais c’est le cas aussi des traités européenne existants !

M. Chouard nous dit que le traité de Nice, lui, est « temporaire ». C’est faux ! Article 11 : le traité de Nice est établi pour une durée indéterminée. Il disparaîtra en juin 2009… seulement si la Constitution européenne prend sa place ! Sinon, il restera en place sans aucune limitation de durée, alors que c’est un traité absolument dramatique pour notre avenir : la démocratie européenne, au lieu d’être renforcée comme dans la Constitution, est complètement amoindrie ; le processus de décision, bien plus complexe et opaque que la Constitution qui fixe des règles simples, contraint l’Union à la paralysie ; aucune garantie sur les droits sociaux n’est intégrée… Il faut le dire et le redire : voter « non » à la Constitution et à toutes les avancées qu’elle comporte, c’est dire « oui » à l’Europe telle qu’elle existe aujourd’hui et qui, sous l’effet de son élargissement, risque de n’être plus qu’un simple marché libre européen.

[Comment peut-on dire que le TN est "absolument dramatique pour notre avenir" et que le TCE ne le serait pas alors que les politiques concrètes, celles de la partie III, sont foncièrement identiques à quelques détails près?]

 

Le TCE est difficile à réviser mais bien plus facilement que ce que prévoient que les traités existants !

Pour la première fois, des clauses de révision simplifiée sont mises en place (article IV-444 et 445), qui permettent d’aller plus vite et ne nécessitent pas de double unanimité (l’unanimité du Conseil européen suffit). Des clauses passerelles permettent de modifier plus facilement la partie III du traité, en faisant passer des domaines de décision du vote à l’unanimité au vote à la majorité du Conseil des ministres. Cela signifie concrètement qu’à l’avenir, on pourrait par exemple envisager d’avoir une fiscalité européenne, votée à la majorité, permettant enfin une vraie politique européenne pour relancer l’emploi, et cela sans avoir à passer à une très lourde procédure de révision de la Constitution.

[FAUX : 1) pour les thèmes transférés du vote à l'unanimité au vote à la majorité qualifiée, il faut la double unanimité : du Conseil et des Parlements nationaux (article III-444.3).

En outre c'est interdit pour le domaine de la défense;

2) pour la révision des dispositions relatives aux politiques et actions internes de l'UE (titre 3 de la partie III), il faut aussi la double unanimité du Conseil et de la ratification des Etats membres.

Surtout il est très peu crédible que le patronat, les partis conservateurs (et même socio-démocrates ayant largement opté pour des politiques économiques néo-libérales) étant fort satisfaits de l'adoption du TCE, on puisse trouver un consensus au Conseil européen et surtout l'unanimité des parlements nationaux pour faire jouer ces clauses passerelles.]

 

Lorsque ces changements sont plus importants, une nouvelle Convention se réunit (comportant des parlementaires nationaux, des parlementaires européens, des représentants des gouvernements) pour faire des propositions : c’est quand même bien mieux d’avoir des modifications élaborées par des représentants élus (comme l’a été cette Constitution, à la différence de tous les traités précédents) que par des diplomates !

[Sans doute mais il faut alors une triple unanimité (article III-443) : 1) celle de la Convention (ce que "consensus" veut dire); 2) celle de la "Conférence des représentants des gouvernements des Etats membres" (ce que "d'un commun accord" veut dire); 3) celle sur la ratification par les Etats membres].

 

D’autre part, si 4/5 des États (20 sur 25) ratifient ces modifications constitutionnelles, le texte prévoit de rechercher des solutions adéquates pour ceux qui ne l’auraient pas fait.

[Ce qui démontre à l'évidence que la non ratification par les Français ne serait pas la catastrophe annoncée par les partisans du Oui.

 

Par ailleurs il est faux de dire que le traité de Nice est plus difficile à réviser car la révision ordinaire n'exige qu'une double unanimité au lieu de trois : au sein de la CIG (conférence intergouvernementale) et de la ratification par les Etats membres.]

 

Enfin, le Parlement européen acquiert par cette Constitution le droit d’initiative constitutionnelle ; il peut donc lui même proposer des modifications. Rappelons pour finir que si la Constitution était refusée, nous en reviendrions au Traité de Nice, qui lui, ne peut se modifier qu’à l’unanimité, sans intervention possible du Parlement européen.

[FAUX : il participe à la CIG!]

 

Autre grave erreur juridique, il est tout simplement faux de dire que le moindre règlement européen l’emportera dorénavant sur la Constitution française. M. Chouard ignore visiblement la notion de « hiérarchie des normes » : un règlement européen est « inférieur » à la Constitution française et ne peut donc l’emporter. M. Chouard ignore également que depuis les années 60 la Cour de justice européenne a imposé l’idée que les normes européennes l’emportent sur les normes nationales de même valeur. La loi européenne est effectivement supérieure à la loi française. Mais la Constitution européenne ne change rien à cela ! Les tribunaux français (Cour de cassation et Conseil d’Etat) appliquent cela tous les jours ! S’agissant de la Constitution européenne, elle est effectivement supérieure à la Constitution française. Mais, et la restriction est essentielle, sous réserve que le constituant français l’accepte. C’est ainsi que début 2005, suite à une décision du Conseil constitutionnel, députés et sénateurs ont modifié la Constitution française pour permettre la ratification de la Constitution européenne. Sans cela, cette ratification aurait été impossible. Ajoutons encore que la Constitution européenne n’a de valeur supérieure dans la hiérarchie des normes que dans les limites strictes des attributions de l’Union européennes. Ainsi, l’interprétation de la charte des droits fondamentaux doit se faire, comme il est explicitement indiqué, dans le respect des traditions constitutionnelles nationales.

[Ce en quoi vous confirmez que cette Charte n'est pas contraignante pour les domaines relevant des compétences nationales exclusives.]

 

Sur la question turque…

Ce n’est pas très honnête de parler de la question turque à l’occasion du référendum sur la Constitution : cela s’appelle jouer sur des peurs… Sans entrer dans le débat de fond sur l’adhésion ou non de la Turquie, rappelons quand même qu’il faut l’unanimité des 25 États pour que l’entrée soit validée, et que le président de la République a fait inscrire dans la Constitution française le principe intangible d’un référendum pour toute nouvelle adhésion. Le peuple français sera donc inévitablement consulté le moment venu…

 

4. « Cette constitution empêche la séparation des pouvoirs, garantie contre l’arbitraire »

Au contraire de tout ce qui est dit par M. Chouard, la Constitution européenne jette au contraire les bases d’une Europe réellement démocratique, offrant au citoyen non seulement une lisibilité politique plus grande, mais aussi les plus hauts standards au monde contre toute forme d’arbitraire. Ainsi :

- Le « triangle institutionnel » européen est clarifié : il y a deux chambres parlementaires (le Parlement européen et le Conseil des ministres, comme il y a en France l’Assemblée nationale et le Sénat), et un exécutif, la Commission européenne qui doit être issue de la majorité politique du Parlement européen et est responsable devant lui.

[Il est un peu rapide de comparer le Conseil à un Sénat (ou Chambre des Représentants) parce que ces ministres changent tout le temps et sont excessivement nombreux (autant que de portefeuilles sectoriels) et donc ne peuvent dégager une politique cohérente interministérielle et dans le temps.

 

Par ailleurs, contrairement aux Parlements nationaux, ici c'est le Conseil qui a infiniment plus de pouvoirs que le PE).

 

Par ailleurs ce n'est pas d'un triangle qu'il s'agit dans l'UE mais d'un tétraèdre puisque la BCE est totalement indépendante des 3 autres institutions pour ses décisions en matière monétaire. C'est même la seule institution vraiment fédérale quoique non démocratique de l'UE puisqu'elle impose sa loi monétaire sans partage dans l'eurozone et même indirectement aux autres Etats qui n'en sont pas encore membres.]

 

- Les pouvoirs du Parlement européen sont considérablement renforcés.

Jusqu’ici, le Parlement européen n’était bien souvent que « consulté ». Avec cette Constitution, le principe de la co-décision (les deux chambres parlementaires acquièrent le même pouvoir) devient la norme.

[FAUX : dans les 21 domaines les plus importants, le Conseil agit seul.]

 

Le Parlement acquiert des pouvoirs énormes : budgétaires, contrôle de la politique agricole commune (47% du budget de l’UE !)

[FAUX : on l'a vu, les aspects budgétaires de la PAC (aides, prix agricoles) sont décidés par le Conseil sans même consulter le PE (article III-231.3).

Par ailleurs le PE n'a pas le contrôle des ressources budgétaires mais seulement d'une partie des dépenses], contrôle des politiques d’asile et d’immigration, de justice, etc. Non seulement c’est le Parlement qui élit le président de la Commission [sur proposition exclusive du Conseil européen et non en fonction d'une décision autonome!], qui peut refuser des commissaires après audition (peut-on auditionner et refuser des ministres en France avant leur nomination ?), mais c’est lui qui peut la renverser par une motion de censure exprimant ainsi le principe central de toute démocratie : la responsabilité politique (et non pas « pénale » comme M. Chouard l’invente).

Quant à l’impossibilité de renverser le Conseil des ministres, heureusement qu’il en est ainsi : a t-on jamais vu l’Assemblée nationale renverser le Sénat ? Il s’agit là d’une grossière aberration juridique…

- Les citoyens pourront bien mieux contrôler la politique européenne de leurs gouvernements nationaux, puisque les délibérations et les votes du Conseil des ministres, jusqu’ici à huis clos (ce qui signifiait une irresponsabilité politique de fait des ministres), seront désormais publics : il ne sera plus possible d’accepter en douce à Bruxelles la libéralisation de tel ou tel secteur et de revenir à Paris dénoncer l’Europe technocratique et libérale. Les gouvernements devront assumer leurs choix.

[FAUX : cette transparence ne joue qu'en matière d'acte législatif (article I-24.6) et pas pour les règlements et décisions, par exemple en matière agricole (article III-231.3)]

 

- Les parlements nationaux seront désormais intégrés au jeu européen : la Commission doit désormais saisir en amont les Parlements nationaux d’un projet de loi européenne : si un tiers de ceux-ci s’opposent au projet, la Commission devra revoir sa copie.

Il s’agit encore ici d’un moyen politique de contrôler les lois européennes. Et surtout de faire appliquer un principe essentiel : la subsidiarité, c’est-à-dire l’idée simple que l’action politique doit s’effectuer au niveau le plus pertinent, et en particulier au plus près des citoyens. L’article I-11 dispose ainsi que, dans les domaines où elle intervient de conserve avec les Etats membres, l’Union européenne « intervient seulement si, et dans la mesure où, les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les Etats membres, tant au niveau central qu’au niveau régional et local, mais peuvent l’être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, au niveau de l’Europe ». Désormais, et c’est une innovation considérable, les Parlements nationaux (obligatoirement informés de tous les projets législatifs européens qui doivent être, en outre, motivés sur leur application du principe de subsidiarité) peuvent contester la nécessité d’une loi européenne, obliger la Commission européenne à se justifier, et même saisir la Cour de justice en cas de désaccord avec la Commission sur l’application de ce principe.

- Une initiative législative citoyenne est instaurée : la Commission peut transmettre aux chambres européennes une proposition de loi citoyenne ayant recueillie un million de signatures au moins dans l’UE. L’intérêt majeur de cette disposition est de pouvoir structurer des revendications communes à l’échelle européenne : qui peut croire que les institutions européennes pourront refuser d’examiner une proposition ayant reçu plusieurs dizaines de millions de signatures ?

[Ce n'est pas une innovation extraordinaire car :

1) Le droit de pétition par un simple résident (même non citoyen) européen ou une personne morale a été instauré auprès du Parlement européen par le traité d'Amsterdam et, de mars 1998 à mars 1999, 693 pétitions ont été déclarées recevables par la commission des pétitions du PE et "La pétition peut également déboucher sur une action politique sur l'initiative du Parlement ou de la Commission".  A fortiori des pétitions collectives sont également possibles (personne morale).

2) La pétition d'au moins un million de signatures dans plusieurs Etats membres n'est qu'une "invitation", non une obligation, faite à la Commission de proposer un acte juridique n'est recevable que s'il est "nécessaire aux fins de l'application de la Constitution", donc ne peut porter sur une dérogation aux politiques néo-libérales dans quelque domaine que ce soit.]

 

- Les droits de la personne, grâce à la Charte des droits fondamentaux insérée dans la Constitution et à l’adhésion de l’UE à la Convention européenne des droits de l’Homme, acquièrent une force juridique considérable ! Il est proprement incroyable de nier les avancées en la matière dans cette Constitution ! De plus, n’importe quel citoyen pourrait désormais saisir la Cour de Justice européenne, alors qu’auparavant, seules des institutions étatiques ou européennes pouvaient le faire.

[Non, on a vu que la Charte est en deçà des droits reconnus dans les Constitutions nationales et que les droits sociaux en particulier ne sont pas du ressort de l'UE.]

 

Il est donc parfaitement irresponsable de parler de « recul du contrôle parlementaire », alors qu’il augmente considérablement, et d’évoquer même qu’il s’agit là « d’une juste cause d’émeute » ! Si cette constitution n’est pas parfaite, elle permet non seulement un contrôle démocratique renforcé, mais aussi une clarification du jeu politique…

Réservons nos « émeutes » à de plus justes causes…

 

5. « Cette Constitution n’a pas été élaborée démocratiquement faute de l’existence d’une assemblée constituante ad hoc »

Au contraire, la Constitution européenne a été préparée par une Convention européenne, comptant 72 élus (sur 105 membres) élus du suffrage universel direct. La Convention a rassemblé les principales parties prenantes au débat sur l'avenir de l'Union. Outre son Président et ses deux Vice-Présidents, elle était composée de :

- 30 représentants des parlements nationaux des États membres (2 par État membre) ;

- 26 représentants des parlements nationaux des pays candidats à l'adhésion (2 par pays candidat) ;

- 16 représentants membres du Parlement européen ;

- 15 représentants des chefs d'État ou de gouvernement des États membres (1 par État membre) ;

- 13 représentants des chefs d'État et de gouvernement des pays candidats à l'adhésion (1 par pays candidat) ;

- 2 représentants de la Commission européenne.

On rappellera ici que la République a définitivement été installée en France dans le cadre de lois constitutionnelles adoptées en 1875 dans la plus grande ambiguïté, sans même une ratification populaire. Que la Constitution de la Ve République a été rédigée en secret, après une mise à l’écart brutale des représentants élus, même si, ensuite, elle a été soumise à référendum. Il est bien sûr possible de déplorer cela, dans un monde où la démocratie se veut, de surcroît, de plus en plus participative. Mais était-il possible de faire autrement ?

À problème inédit, il fallait en fait une solution inédite : une Convention européenne réunissant 105 membres issus des 25 Parlements nationaux, du Parlement européen et des 25 gouvernements. Une instance représentative, bien plus que les obscurs conclaves diplomatiques, de la diversité des opinions européennes.

Il en a résulté une forme de miracle politique : un texte « constitutionnel », certes critiquable en dépit d’une grande inventivité institutionnelle, mais pour une fois à la hauteur de l’enjeu ; un texte qui préserve la place des Etats mais qui proclame dans le même temps la souveraineté des citoyens d’Europe, et qui donne une impulsion déterminante à la construction européenne tant en matière démocratique qu’en termes d’efficacité et de clarté gouvernantes. Pour la première fois, un traité européen ressemble à une constitution.

[Non, les traités précédents n'ont jamais prétendu y ressembler et celle-ci se démarque de toutes les Constitutions ayant existé ou existantes par son champ et sa rigidité dans l'évolution possible des politiques économiques et sociales.]

 

Pour la première fois, il ne s’agit plus d’un énième rapport de « sages », vite rangé dans un placard, mais d’un texte élaboré par une assemblée politique dont le caractère d’ouverture démocratique est sans commune mesure avec celui des négociations inter-étatiques. Pour la première fois également une constitution a été élaborée dans une telle transparence, l’ensemble des délibérations et des contributions écrites étant immédiatement accessible à toute personne intéressée sur le site Internet de la Convention (qui a été visité par près de 700.000 personnes pendant la durée de la Convention) [Paul Alliès cite le chiffre de 47 332], et chacun pouvant intervenir dans le cadre d’un « forum électronique » (www.europa.eu.int/futurum/). Et ce résultat inespéré est bien dû à la méthode choisie : réunir un collège réduit d’hommes politiques européens, de tous bords et de toutes origines géographiques, leur donner une obligation de résultat dans un temps donné, dans la publicité.

 

CONCLUSION

Vous l’aurez certainement compris à la lecture de ces réponses, au-delà des corrections à de grossières erreurs juridiques, mon coeur comme ma raison m’orientent vers un vote OUI au référendum du 29 mai. N’y voyez pas là une quelconque admiration de « technicien » du droit pour une belle architecture institutionnelle. C’est bien parce que je suis persuadé que cette Constitution peut enfin permettre de sortir l’Europe de l’ornière économique dans laquelle elle s’est embourbée pour créer enfin une vraie démocratie continentale que j’appelle à voter « oui » ; c’est bien parce que l’Europe reconnaît enfin une place aux droits sociaux et aux services publics qu’il faut valider ce traité. Sans cette constitution, l’avenir est connu : l’Europe sera pour longtemps un simple espace de libre-échange où règneront en maître les multinationales et les lobbies économiques, sans que le politique, sans que les citoyens, aient leur mot à dire. Ne nous trompons pas de combat : comme l’immense majorité des forces de gauche en Europe, soutenons ce traité constitutionnel.

 



[1] Michel Rocard, Soucis paysans, in Les réalités Lomé, Défis-Sud n° 34, 1998, pp. 39-40.

[2] Fathi Béchir, Négociations UE-ACP : à prendre ou à laisser, selon les Quinze pour qui il ne peut y avoir remise en question de l'offre initiale, Marchés tropicaux, n°1039, 28-05-1999.

[3] http://fondatn7.alias.domicile.fr/affiche_page.php4?IdSite=1&IdRub=120&Id=359

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